Le romancier Tahar Ben Jelloun m’a offert pour Maroc épuré, ma première série photographique éditée, une préface. Je continue de la lire comme une « lettre à un jeune photographe » et ses mots ont durablement guidé mes pas.. Chokrane !
Publication de l’ouvrage Maroc épuré /// Préface de Tahar Ben Jelloun /// Edité en novembre 2009 par les éditions Senso Unico.
" Ce qui reste est inexplicable. Telle l’illusion de dire un pays, de montrer une ombre, de couvrir un bruit par une mince feuille de papier. Image d’une durée sèche qui fond devant l’émotion. Le regard se couche sur la ligne juste sans prétention, une prière pour que le souvenir bref soit restitué. L’oeil a fait le choix de la lenteur sur la route d’un chant enveloppé dans le brouillard. Derrière l’invisible, ce qui reste. Un monde qui n’appartient qu’à celui qui cherche à capter quelque chose que nous ne voyons pas ou qui nous est si proche que nous la négligeons.
Ainsi le travail de Jean-Michel André se situe entre la magie de la vie quotidienne, c’est-à-dire modeste et même pauvre, et la quête de l’infini. Il parvient à contourner la trappe du malentendu inhérent à l’art de la photographie, la transforme et en joue afin que la photo ne soit pas l’ombre de la vie mais la vie même telle que nous ne savons pas la voir.
Comme le romancier, le photographe est un cambrioleur du réel. Vol à l’étalage, vol à la tire, vol par effraction, vol par inadvertance. Mais ce qu’il prend, il sait le restituer, soit isolé et embelli, soit réintroduit dans la vie au point de redevenir un objet parmi tant d’autres objets.
L’artiste est celui qui marche, l’évidence dans les yeux. Mais il est habité par le doute, étreinte pudique du crime et de la passion qui le blesse. Ce rapport au réel est forcément miné par l’exercice de la photographie qui va au-delà d’une transmission d’images.
Les photographies de Jean-Michel André qu’il rassemble dans cet ouvrage sont faites au Maroc, à Rabat, Tanger, Azemmour, Tafraoute, Marrakech, Tiznit et Casablanca. C’est un Maroc intérieur, intime, invisible. L’image s’érige en mystique de ce qu’on ne voit pas, de ce qu’on ne sait plus voir. Le regard maintient l’énigme au sommet puisque le pays est là mais dans une nudité qui nous fait baisser les yeux.
La blessure n’a pas de refuge. Elle est là dans cet amas de caisses en bois ou dans ces objets utilitaires oubliés ici ou là. La lucidité est à la mesure du renoncement de celui qui a réalisé que l’âme souffre quand le corps s’égare. Paysages taciturnes, pierres trompeuses, silhouettes dans la brume, dans la faille du vent et de l’oubli. Jean-Michel André avance sans déranger la poussière, sans que l’irrationnel merveilleux ou inquiétant ne s’érige en vérité.
Le poète est celui qui perçoit la vérité là où personne ne se préoccupe de son existence. Il ne la célèbre pas avec tapage, mais s’y soumet avec élégance et joie. Les photographies de Jean-Michel André ont quelque chose de cette joie subtile et discrète. Dépouillement, discrétion, pudeur, là sont les chemins par lesquels il passe et ne s’en vante pas.
Ce Maroc qu’il nous présente est à la frontière du réel tant sa vérité est puissante mais recouverte d’images qui se superposent comme des mots qui s’entrechoquent et finissent par composer une phrase longue et incompréhensible, car « l’intelligence est l’incompréhension du monde » (Henri Bergson). "
Tahar Ben Jelloun
Tanger 5 août 2009